Listening to the Left Hand

      Le recueil de Tim O'Reilly, "the Maker of Dune" offre de nombreuses opportunités de se rapprocher de la compréhension de l’œuvre de Frank Herbert, voire de pénétrer son univers thématique par une porte difficilement réductible à être une alternative de l’œuvre, mais certainement qualifiable de complémentaire (avec un certain regard critique pour certains passages me souffle-t’on à l'oreillette). Et le premier texte figurant dans cet opus est un article* paru en 1973, càd après la parution de plusieurs titres emblématiques de sa bibliographie, qui nous projette directement au cœur de concepts clés de son paradigme que le lecteur pourra aisément associer à la lecture des fictions de Frank Herbert.

   Le texte commence par une mise en garde enrobée d'ironie contre la tentation de l'analyse du passé, contre l'alanguissement  pour la nostalgie, et contre le vieux mode de pensée qui estime que seul ce qui ne s'altère pas conserve de la valeur. "[we] cannot live in places that no longer exist" (p8) Le changement est nécessaire et il suppose la capacité à percevoir la réalité du monde d'une façon 'multipolaire' - pour illustrer son propos, Frank Herbert propose une expérience simple: vous disposez de 3 bols en face vous, celui de gauche rempli d'eau bien froide, celui du centre d'eau tiède, celui de droite d'eau bien chaude.  Simultanément, placer sa main gauche dans le bol d'eau froide et placer sa main droite dans le bol d'eau chaude. Après quelques instants, placer les deux mains dans le bol d'eau tiède: vous noterez alors que les deux mains vous envoient des messages contradictoires, alors que la gauche dit "chaud", la droite dit "froid".
   Dans son paradigme, le mode est dominé par le changement et la relativité des choses, par une certaine insécurité à laquelle s'oppose l'esprit des gens gens qui demandent et cherchent des choses fixes, absolues, sûres, constantes. Quelque part, Frank Herbert nous donne à penser que les hommes s'opposent au monde dans ce qu'ils cherchent à fixer une chose qui se meut continuellement. La routine, la prolongation du passé, la valorisation de l'héritage en opposition à l'expérience nouvelle et personnelle sont les facteurs qui viennent s'immiscer entre réalité et perception. Ils s'agit de préconceptions qui nous viennent de différentes pratiques conservatrices (entre autres légendes, mythes, religions, croyances, etc...) auxquelles nous nous accommodons le plus souvent très facilement de par le manque de questionnement, de mise à distance, de perspective... Ce n'est que lorsque l’échelon cède que l'on reconsidère l'échelle qui jusqu’à présent nous a supportée.
   Le paradigme de Frank Herbert est emprunt d'une certaine dialectique 'holistico-individualiste', un écosystème dans lequel les individus influent le processus en même temps qu'ils sont influencés par ce processus. "Must we stop the river's motion to understand riverness? Can you understand riverness if you are a particle in its currents?" (p10) Citant presque son propre texte, il veut nous introduire à son concept d'organisme-espèce (species-organism) qui considère l'espèce non seulement comme la somme de ses composantes mais comme un tout qui peut se comporter comme un seul d'entre elles, trahissant par-là l'existence d'un inconscient qui peut passer outre les individus.
   À ce moment, Frank Herbert associe directement son concept à Dune en évoquant les modes comportementaux sexuels agressifs des mâles : "One of the themes of my own science fiction novel, Dune, is war as a collective orgasm" (p11) Cette référence fait aussi écho (de manière anachronique) aux justifications de L'Empereur-Dieu à maintenir ses Truitesses comme une armée composée seulement de femmes.
   Trouver les habitus et les questionner. Écouter l'autre main.

  Dans son argumentation, alors que la théorie classique individualiste présuppose que les individus agissent de manière informée et rationnelle, l'expérience nous montre qu'il existe des signaux émis entres individus qui sont non-verbaux et qui permettent la reconnaissance, la communication et l'action entre les mêmes individus (les phéromones entre autres). Et quelque part, accepter l'idée que l'espèce, le groupe, comme un tout puisse agir sur la base d'habitus se pose donc en contradiction avec cette même théorie. Ce paradoxe est pourtant bel et ben exploité dans la société afin de profiter de certains effets de masse.
   Frank Herbert tient aussi à nous montrer que ce processus, cette symbiose ne repose pas sur, ou ne fonctionne avec une belle synchronisation. En prenant l'exemple de l'emploi de poison lent pour tuer les colonies de rats (avec un poison trop rapide dans les appâts, la relation poison-mort devient trop évidente et les rats évitent la nourriture contaminée ), il veut nous montrer que si une menace peut être perçue, la difficulté à déterminer la source de ce danger peut être brouillé par un contexte confus, et la réaction de l'espèce va donc devoir se baser sur les vieux réflexes, les habitus, les croyances...
   La capacité à identifier la menace est brouillée par un mode de pensée linéaire qui pose la relation causes à effets comme inflexible et qui ne permet pas de faire basculer la relation, à la réfléchir dans dans une conception inclusive de l'environnement. Allant toujours tout droit, le reste, ce qui ne s’accommode pas de la raison ou ne peut être raisonnablement compris devient un 'incident' qui, par accumulation, finit inconsciemment par altérer le sens de la réalité. Frank Herbert veut nous montrer un autre paradoxe de notre société qui fait que nous sommes venus à déterminer (prouver) des choses sur la base d'éléments indéterminés (improuvés/ables), que nous en sommes venus dans certains à croire parce que l'on croit (veut croire).
   Là aussi un écho (prémonitoire) à une sortie verbale de Dame Jessica "All proofs inevitably lead to propositions which have no proof! All things are known because we want to believe in them." (Child. 21, 16 ) ou encore à un épigraphe plus lointain "Ultimately, all things are known because you want to believe you know. - Zensunni Koan" (Chapt. 40, 1)

   Pour Frank Herbert, l'espèce est myope de ses propres activités et ce manque de conscience fait que la distinction entre le habitus et l'incident ne lui est pas visible. Cela se traduirait notamment dans la difficulté à croire qu'une suite de succès puisse conduire à un échec (on ne change pas un équipe qui gagne...) et à justifier les décisions futures sur les présentes réussites: le présent sera planifié de manière à établir un futur qui corresponde au cadre que nos vielles hypothèses dictent que l'on désire, pour lequel nos habitus ont le plus d'inclinations, et qui soit dépourvu au plus de toute surprise. Parler de futur, revient alors quelque part à ne parler que de ses propres limites conceptuelles, et Frank Herbert pointe alors la nécessité de se fixer comme objectif préliminaire la compréhension et résolution des systèmes qui nous restreignent afin de pouvoir franchir ces barrières et de pouvoir parler de futurisme comme exploration de l’au-delà des limitations communément acceptées. À lire l'article, on se retrouve presque plongé dans la problématique de l'Empereur-Dieu.
   Selon lui, une des sources du problème réside dans la non acception du fait que l'espèce s'entête à bâtir des systèmes finis afin d’opérer dans un univers infini, de ne pas reconnaître le jeu réciproque qui se déroule entre  celle-ci et son environnement; de la même façon que l'une modèle l'autre, l'autre de modèle l'une. Une relation au caractère improvisée, selon Frank Herbert, qui pour assurer la survie de l'espèce requiert toujours plus d'aptitudes et toujours plus de maîtrise de nos techniques. La dynamique nous conduit à repenser nos cadres référentiels, à ne plus les penser en terme absolu mais relatif, à développer une créativité qui doit nous faire échapper aux conflits des cadres référentiels: chaque partie peut avoir autant tort que raison. Il faut cesser de croire pour le simple confort de vouloir s’accommoder d'un univers composé essentiellement d'inconnues.
  Plongée dans l'eau tiède, quelle main peut avoir absolument raison ?

   Pour Frank Herbert, le problème-clé consiste dans cette méthodologie dominante qui consiste à modéliser et interpréter nos problèmes en fonction des expertises existantes, et non de développer de nouvelles expertises qui répondraient aux nouveaux problèmes. La défense des réalités locales prime sur la prise en considération des observations récentes, sur les 'incidents', pour la raison invoquée préalablement qui veut que l'on construise le futur sur la base des succès présent. Procéder ainsi, c'est se paralyser, c'est se se positionner en porte-à-faux dans des situations inconfortables et  non-souhaitables, c'est se priver de la nécessaire flexibilité/créativité/capacités à répondre.
   Afin d'illustrer conceptuellement son propos, Frank Herbert nous propose de deviner la logique qui détermine l'agencement des nombres suivant: [ 8, 5, 4, 9, 1, 7, 6, 10, 3, 2 ]**

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   Le texte ne laisse pas indifférent, car c'est une plongée directe dans le paradigme de Frank Herbert, d'où de nombreux éléments se rapportent aux diverses trames disséminées dans ses œuvres. À lire donc avant, pendant ou après avoir lu le reste, qu'importe, une fois que l'on a pris connaissance du texte, la relecture conceptuelle de l’œuvre de Frank Herbert va s'enclencher. Je considère ce texte comme hautement révélateur de la pensée de l'auteur de Dune sur le danger que posent les habitus hérités, les modes de pensée conservatrice et autres barrières aux innovations idéelles; un péril qui met la survie de l'espèce en tant qu'organisme sur la sellette. Penser les problèmes en dehors des cadres traditionnels, voire définir de nouveau cadres de pensée pour s'ajuster aux problèmes, c'est toute une éducation qui est à re-faire dans la ruche humaine: les religions, les sciences, les techniques ne sont rien sans création, sans innovation, sans art.
   Dans cette relation avec elle-même et son univers, l'organisme-espèce forme de même qu'elle est formée, et le risque est qu'elle s'injecte les poisons lents qui causeront sa propre perte. Il lui faut donc être capable de reconnaitre les habitus qui l'empêchent de reconnaitre ces dangers et se défaire de ces pratiques qui portent à conséquences. Une introduction à la science de la compréhension des conséquences, cette écologie herbertienne de Dune qui nous stipule qu'il faut cesser de suivre ce que nous dicte notre confort, mais savoir identifier, comprendre et intégrer autrement les 'incidents' - bref, écouter sa main gauche.
  


* "Listening to the Left Hand" in Harper's Magazine, December 1973, pp92-100. Texte original en 'libre accès' voir par-ici.
** la réponse sera donnée plus tard sur le forum de DAR

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cet article est publié dans le cadre du Défi Frank Herbert
organisé par Anudar et co-hosté par DAR


Commentaires

  1. Bonjour

    Intéressante analyse qui démontre que Frank Herbert avait poussé les concepts fondateurs de la sémantique générale d'Alfred korzybski (Popularisée par Van vogt- Le monde des Ã)aux limites de perception et d'action de l'humanité.

    La ou korzybski aurais parlé d'aristotélicien, Frank parle d'une humanité enchainée par ses instincts, sa culture et l'inférence née d'une longue observation du passé.

    Korzybski, comme Frank Herbert ou même le bon Docteur Asimov cherchaient tous la solution pour éviter que les erreurs catastrophiques qui ont mené l'humanité à la seconde guerre mondiale se reproduisent. Pour l'un la sémantique et l'état d'esprit conduisant à une compréhension aiguisée sont la solution, pour l'autre c'est la manipulation du macro algorithme ultime qui pourrait diriger l'humanité.

    Pour Frank seul un homme aux capacités mentales et corporelles poussées à leur maximum (presque divines) peut prendre en main l'humanité (tel un dictateur) pour la pousser à évoluer en sélectionnant pour elle un schéma qui n'a jamais été testé. La seule route qui n'a jamais été arpentée. Le déterminisme est une invention collective, une prophétie auto-réalisatrice. Un homme seul, même faisant de lourdes erreurs est le seul à même d'ignorer les références communes pour décider d'un nouveau chemin.

    Car propulser l'humanité vers un accident cosmique est le moyen de la faire évoluer, de créer de nouveaux paradigmes. Le choc doit être suffisamment brutal pour que chaque homme soit poussé à un changement total par le plus puissant de ses moteurs personnel : l'instinct de survie.

    Bon sérieusement, le raisonnement de Frank Herbert bute sur un sacré problème qui est celui de la qualité de la mémoire collective. Force est de constater qu'en réalité l'humanité est gravement amnésique contrairement aux héros de ses romans.

    Si l'humanité répète les même schémas, les mêmes erreurs, c'est bien souvent parce qu'elle a oublié les leçons apprises et arpente de vieux chemins en pensant qu'ils sont nouveaux.

    Un homme décidé à ne suivre aucune route déjà tracée, ne peux réellement le faire car il ignore celles qui ont été déjà prises il y a longtemps. Il est prisonnier de ses propres perceptions temporelles (celles de la pérénité de l'histoire écrite ou racontée).

    C'est pour cette raison que Frank Herbert ne pouvait réaliser ses projets qu'avec un homme aux perceptions historiques illimitées. Un homme, qui à l'égal d'un dieu a arpenté tous les chemins de l'humanité, connait toutes les destinations et peut enfin choisir un sentier nouveau et prometteur.

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  2. Merci pour ta visite et lecture attentive de même que pour ta contribution à la réflexion !

    Tu relèves la qualité de la mémoire collective, et en effet, c'est une des facettes du paradigme de FH qu'il illustre avec l'exemple de l'utilisation de la warfarin (mort-au-rat). Exemple d'ailleurs qu'il réemploie dans un autre texte sur lequel je reviendrai dans la prochaine chronique.
    L'incapacité à traiter les 'incidents' ou à les mettre en perspectives, la faculté à les masquer derrière des formats de pensée 'conformant' jouent contre l'humanité car cela occulte les causes authentiques et empêche un travail méthodologique qui permettrait de se positionner/transformer en fonction du problème plutôt que de chercher à faire coïncider le problème à nos cadres référentiels qui deviennent obsolètes en fonction que la nouveauté de environnement se développe.

    FH nous propose une solution dans Dune en la personne controversée de Leto II ou la recherche du KH. Le mythe du despote éclairé perdure, aujourd'hui encore :) Et il me faudrait lire d'autres romans de FH pour comprendre s'il s'agit de la seule solution qu'il eu pu penser. À la lecture de l'article, mon hypothèse serait que non: il développe le concept de species-organism comme une interaction complexe entre le tout et ses composantes, et j'imagine que c'est une base suffisamment fertile pour développer d'autres scénarios. FH nous fait découvrir divers 'modèles' ou 'solutions', mais prend-il pour autant vraiment parti ? Il expose les problématiques, il pointe du doigt les carences et il nous donne à y réfléchir avec lui en suivant des personnages ou des développements -- oui. Quant aux voies proposées, elles sont, à mon avis, toutes parsemées de points d'interrogation par l'auteur lui-même.

    Quelque part pour les besoins du roman, et parce que c'est de la SF, je suis bien d'accord avec toi, FH nous donne un 'homme aux perceptions historiques illimitées' comme clé 'scénaristique'. Comme clés 'pédagogiques' il nous donne ses idées thématisées/insérees dans le texte : Leto to Paul : "Knowing where the trap is -- that's the first step in evading it" (Du~World. 5, 29) Reconnaitre notre myopie (ou amnésie comme tu l'indiques) sur les dynamiques de notre environnent et notre manque de conscience que nos outils intellectuels doivent être continuellement améliorés et repensés sont les premières clés du paradoxe que FH définit dans son paradigme.

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  3. je viens de trouver le texte intégral une nouvelle fois juste en survolant Wikipédia : http://www.aeriagloris.com/Resources/FrankHerbertEssay/index.html

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Salut ! Laissez moi donc un message, à défaut de me jeter des cacahouètes par dessus la grille... :P