Meijin (名人)

   Le Maître ou le tournoi de Go. Publiée une première fois en séries en 1951, cette œuvre du prix Nobel de littérature 1968 Yasunari Kawabata est une semi-fiction dont l'action principale, le dernier tournoi de Go d'un Champion d'alors, se déroule en 1938. Opposant Honinbo Shūsai et son rival Otaké (dans la réalité Kitani Minoru), cette rencontre, qui va s'épuiser sur plusieurs mois, devient le théâtre des tensions grandissantes entre Ancien et Moderne. Kawabata exploite largement le contexte de 1938 pour mettre en perspective en 1951 des jeux de valeurs antagonistes dans le Japon d'après-guerre, et si il prend quelques libertés avec les faits pour donner plus d'ampleur au caractère romanesque du livre, c'est aussi parce qu'il connaît bien ces faits pour avoir suivit la rencontre pour le compte du Mainichi Shimbun: dans le roman, nous suivons le déroulement de ce tournoi par les impressions d'un jeune reporter au Nichinichi (aujourd'hui Mainichi)

   À travers le jeu de Go, c'est une métaphore de la société japonaise et l'expression d'un malaise dans la transformation des des valeurs qui s'opère à cette époque qui nous est proposée par l'auteur. Un parallèle va être dressé entre la conception faite du jeu de Go au Japon et celle faite de la société japonaise: le chapitre 28 nous éclaire sur ce point. Lors d'un trajet en train, le narrateur joue avec un américain, durant ce temps, ses pensées vont aller chercher les traits propres du Go japonais pour les opposer à la manière de jouer de l'étranger. Né au crépuscule du 19ième, Kawabata, alors déjà auteur de trois opus qui forgeront sa notoriété, assiste à la transformation forcée du système politique et sociétal; dans ce roman, présenté par lui-même comme étant le plus réussit mais au style décrit comme étonnamment différent des autres, il nous fait partager une autre facette de sa mélancolie et de son amertume, sentiments qui semblent le poursuivre dans sa vie et son œuvre.

   Il s'agit d'une tragédie. La mort du Maître annoncée dès la première page, clôt également le roman. Entre, c'est toute la figure du Maître, modèle idéalisé de l'Ancien qui va être cerné, agressé et défait par son adversaire et son environnement toujours plus emprunt d'une modernité que l'auteur n'apprécie guère. Symbole du combat perpétuel de l'Ancien contre le Moderne, la retranscription romanesque de cette dernière rencontre du Maître avec son vainqueur est une sorte d'appel nostalgique et assez idéalisé d'un temps révolu, d'un temps perdu. Image féodale, aristocratique et autocrate contre celle démocratique, administrative et égalitaire: les positionnements et personnalités des deux joueurs vont illustrer cette opposition autour d'un goban. le Maître, dans sa posture représente l'ancienne génération comme figure idéalisée de ce que le Japon aura quelque part perdu après la défaite de 1945, et son adversaire, dans sa jeunesse et son attachement aux règles va représenter cette nouveauté et modernité vers lesquelles se dirige ou avec lesquelles se construit la société japonaise dans l'après-guerre, un tandem asymétrique. Quelque part mal acceptée et dénigrée par l'auteur, cette critique contre la 'nouvelle vague' va se cristalliser dans le personnage de Otaké, dans l'organisation du tournoi et dans des considérations générales exprimées par le narrateur. Règles et contraintes extérieures à la volonté du Maître sont le symbole de la perte de vitesse de l'ancien modèle sur le nouveau: en dénonçant la 'dénaturation' du Go, c'est celle du Japon qui est exprimée.
"De la voie du Go, la beauté du Japon, de l'Orient a fuit. Seules y règnent la science et la loi" (p49)
   Et le Maître perd son dernier tournoi, et le Maître meurt quelques temps après, comme le signe d'une époque définitivement révolue, qui va s'éclipser, sans quelque mal et résistance, face à une modernité importée, qui ne sied aux traditions anciennes du Japon. Quelque part, on assiste à une reprise du fameux "ceci tuera cela" dans une sorte d'inversement, comme dans une nostalgique complainte, à la lisière du romantisme et du conservatisme.


Chapitre 12 ~ p48-51
   Le Maître pratiquait le jeu scellé pour la première fois. Au début de la seconde session, quelqu'un sortit l'enveloppe du coffre de l'auberge. Les adversaires examinèrent le sceau, le secrétaire de l'Association japonaise de Go servant de témoin. L'auteur du coup scellé montra la fiche à l'autre. Le pion fut placé sur le damier comme il convenait. A Hakoné comme à Ito, la méthode employée fut la même : il s'agissait de cacher à l'adversaire le dernier coup d'une session.
   Dans les parties qui s'étendent sur plusieurs sessions, la coutume voulait, depuis des temps reculés, que les Noirs jouent le dernier coup, en témoignage de déférence envers le joueur le plus distingué. Cette habitude donnait l'avantage à ce dernier ; pour remédier à cette injustice, on décida que le joueur dont le tour viendrait à l'heure fixée, cinq heures, par exemple, poserait ce dernier coup. Puis un raffinement suprême fut trouvé, le coup scellé. Le Go prenait en ce point exemple sur les échecs orientaux qui l'ont inventé. Il fallait éviter cette anomalie : que le premier joueur d'une session, connaissant le dernier coup de la session précédente, profite de la période d'interruption, — plusieurs jours, peut-être, — pour méditer sa prochaine manœuvre sans que cet intervalle soit décompté des temps autorisés.
   Le Maître, pendant son dernier tournoi, ne fut-il pas victime d'un certain rationalisme moderne attaché à des prescriptions tatillonnes mais ignorant tout de l'esthétique du Go ? d'un rationalisme ignorant le respect dû aux anciens, les égards que se doivent les hommes ? De la voie de Go, la beauté du Japon, de l'Orient a fui. Seules y règnent la science et la loi. L'avancement de dan en dan, déterminant dans la vie du joueur, devient un système pointilleux de comptabilité. Désormais, on ne lutte que pour vaincre, sans respecter de marge où revive la grâce du Go considéré comme un des beaux-arts. Les gens de notre temps veulent mener le combat dans des conditions de justice abstraite, même pour défier le Maître en personne. La faute ne résidait pas chez Otaké. Peut-être la situation évolua-t-elle d'une façon inéluctable, le Go étant par essence une lutte, une démonstration de force.
[...]
   Jadis, le tenant d'un titre, craignant de le ternir, semblait éviter toute véritable compétition, même dans des parties amicales. Personne n'avait sans doute jamais vu de Maître entrer en lice à l'âge avancé de soixante-cinq ans, mais, désormais, on n'imaginera plus de Maître qui ne joue pas. A maints égards, le Maître Shusai se situe à la limite de l'ancien et du nouveau, car il put jouir à la fois de la position glorieuse de ses prédécesseurs et des avantages matériels consentis aux joueurs d'aujourd'hui. En un temps dont l'esprit alliait curieusement l'idolâtrie et l'iconoclastie, ce vieillard nous apparut, en son dernier tournoi, comme un survivant des idoles de jadis.
   Sa bonne fortune l'avait fait naître dans l'élan des débuts de l'ère Meiji. Aucun autre joueur, fût-il plus génial que le Maître, ne représentera dans sa vie toute une tranche d'histoire, pas même Go Sei-gen, par exemple, qui n'a rien connu des temps difficiles que vécut le Maître comme étudiant. Celui-ci, dont la gloire avait brillé tout à travers les ères de Meiji, de Taisho puis de Showa, vivant symbole du Go, avait réussi à mener ce jeu jusqu'à son épanouissement actuel. Les attentions, l'affection du cadet n'auraient-ils pas dû marquer ce tournoi d'adieux ? Et les raffinements du bushido ? et l'élégance mystérieuse d'un art ? Mais, voilà, le Maître ne devait pas s'écarter des règles d'égalité.
   Dès qu'on légifère, la ruse trouve des échappatoires. Il existe indéniablement une certaine sournoiserie chez les jeunes joueurs, et même quand les règles sont écrites pour prévenir toute sournoiserie, celle-ci tire parti des règles aussi. L'arsenal des ruses fournit mille moyens d'utiliser les temps impartis, le dernier coup avant une interruption, les coups scellés. Le Go, cette œuvre d'art, en est souillée. Le Maître, à la table de jeu, restait un homme d'autrefois, ignorant tout de ces artifices des temps modernes. Au long de sa longue carrière de lutteur, il avait, en revanche, toujours trouvé normal que le plus élevé par le rang fasse preuve de despotisme, en interrompant par exemple la session quand il venait d'acculer son adversaire à un coup malheureux. Il n'avait jamais subi de contrainte d'horaires. Cet arbitraire avait forgé son style, un style incomparable supérieur au Go qui s'ensuivit avec toute sa manie de légiférer.
   Le Maître n'avait pas l'habitude de l'égalité moderne, mais celle des prérogatives d'antan. Des rumeurs déplaisantes ayant couru lorsque le tournoi contre Go Sei-gen avait dépassé les temps, ses cadets, cette fois, voulaient le soumettre aux règles les plus strictes pour brider ses tendances dictatoriales. Ces règles n'étaient le fait ni du Maître, ni de son adversaire. Les personnalités de l'Association japonaise de Go les avaient édictées, en organisant les éliminatoires pour désigner le challenger du Maître. Otaké, représentant l'Association japonaise, prétendait seulement obtenir le respect du règlement.
   Nés de la maladie du Maître comme de bien d'autres causes, les différends surgirent, nombreux. Otaké, menaçant à plusieurs reprises de déclarer forfait, donnait l'impression de manquer de finesse et de ne savoir comprendre ni les égards dus à un ancien, ni les ménagements dus à un malade. Son tempérament raisonneur l'égarait parfois et causait des soucis perpétuels aux organisateurs. Mais, à strictement parler, le bon droit se trouvait toujours de son côté.

la partie jouée est téléchargeable au format SGF

Chapitre 28 ~ p100-107
   [...] Dans ces chroniques consacrées au tournoi qu'organisait un grand quotidien, il fallait bien éveiller l'intérêt du public, ce qui m'obligeait à certaines digressions. Mes lecteurs, peu spécialistes en matière de Go, ne pouvaient guère en comprendre toutes les finesses. Je concentrais donc l'intérêt, pour cette série de soixante ou soixante-dix articles, sur les manières, l'aspect, les gestes, le comportement général des joueurs. En somme, j'observais moins le jeu que les joueurs : ils étaient les souverains, les organisateurs et les journalistes,leurs sujets. Pour traiter du Go comme d'une entreprise suprêmement importante, suprêmement majestueuse — et je ne pouvais prétendre le comprendre à fond — il fallait admirer et respecter ces joueurs. Si je me sentais capable d'éprouver plus que de l'intérêt pour le tournoi, mais le sentiment du Go considéré comme l'un des beaux-arts, c'est que, dans ma contemplation du Maître, je me réduisais moi-même à rien.
   Je pris le train de Karuizawa, en gare d'Ueno, le jour où la partie finit par être interrompue ; je me laissais absorber par mes pensées. Quand je posai mes valises dans le filet, un étranger de haute taille installé près d'une tenêtre, à cinq ou six rangées de sièges de là, se précipita vers moi.
[...]
   Je tentais, pour commencer, de lui donner un handicap de six pions. Il avait pris des leçons à l'Association japonaise de Go, me dit-il, et joué parfois avec des joueurs réputés. Il connaissait bien les principes, mais les appliquait d'une façon distraite, sans se donner à fond à son jeu. Perdre ne semblait pas le gêner le moins du monde ; il enchaînait les parties avec sérénité, comme pour indiquer qu'il serait sot de prendre au sérieux un simple divertissement. Il alignait ses forces suivant de bons modèles, ses attaques étaient excellentes, mais il manquait de combativité. Si je le repoussais un peu, si je jouais un coup imprévu, voilà qu'il s'effondrait tranquillement. Cela me donnait l'impression de jeter à terre, dans un match de lutte, un adversaire grand et fort, mais dépourvu d'équilibre. Devant cette promptitude à perdre, je ne pouvais m'empêcher de m'interroger : n'existerait-il pas en moi, bien caché, quelque trait inné de méchanceté ? Toute question de science mise à part, je ne sentais pas de réaction, pas de tonus, pas de résistance. Chez un Japonais, on rencontre toujours un certain esprit de compétition, si nul soit-il à ce jeu ; on ne constate jamais de tenue si mal assurée. L'esprit du Go faisait défaut. Cela me paraissait très bizarre et je pris même conscience de me heurter à quelque chose de parfaitement étranger.
[...]
   Pour lui, cela devait ressembler à une conversation dans une langue étrangère apprise dans un manuel. Bien sûr, il ne faut pas prendre un jeu trop au sérieux, mais je me rendis compte qu'une partie de Go que l'on dispute avec un étranger ne présente que peu de points communs avec une partie de Go contre un Japonais. Je m'interrogeais : au fond, les étrangers ne sont peut-être pas faits pour le Go ? [...] Chez les Orientaux, le jeu dépasse le jeu, le conflit de forces, pour devenir un art et une discipline empreints d'un certain mystère, d'une sorte de noblesse. Le Maître avait choisi de s'appeler Honimbo Shusai, du nom de l'une des cellules du temple Jakkoki de Kyoto ; il avait d'ailleurs reçu les ordres religieux. Au trois centième anniversaire de la mort du premier Honimbo, Sansa. qui se nommait, en religion, Nikkai, prit alors, comme nom de religion ; Nichion. Je songeais, en jouant avec cet Américain, qu'il n'existe aucune tradition du Go dans son pays.
   Le Go nous vient de Chine, mais il a pris sa forme définitive au Japon. Le Go chinois, maintenant comme il y a trois cents ans, ne supporte pas la comparaison avec le nôtre. L'élévation, la profondeur aussi de ce jeu lui sont venues au Japon. A l'encontre de maints arts civilisés originaires de Chine qui connurent une floraison superbe dans ce pays, celui-ci ne trouva son épanouissement qu'au Japon, au cours des siècles derniers, sous la protection du shogunal d'Edo. Importé pour la première fois voici plus de mille ans, il resta donc en friche pendant de longs siècles. Les Japonais mirent en culture ces réserves de sagesse, cette « voie des trois cent soixante et une cases » qui symbolisait pour les Chinois les principes de la nature, de l'univers et de l'existence humaine. Ils y voyaient une distraction féconde en possibilités spirituelles et l'appelaient le divertissement des immortels. Les Japonais, eux, ont sublimé ce jeu.
    Aucune autre nation n'a peut-être créé de jeu qui soit aussi intellectuel que le Go, ou que les échecs à l'orientale. On ne pourrait sans doute envisager, nulle part ailleurs au monde, un tournoi qui dure quatre-vingts heures, étalé sur trois mois. Le Go, comme la cérémonie du thé, comme le No, se serait-il enfoncé de plus en plus loin dans les replis profonds de la tradition japonaise ?

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