le Maître de Thé (本覚坊遺文)

   « Le néant n'anéantit rien; c'est la mort qui abolit tout. Aujourd'hui, je comprends le sens de ces paroles.»
   Tel que rapporté, Sen no Rikyū, le maître du thé simple, reçut du Shogun Toyotomi Hideyoshi l'ordre de se suicider. Alors que les deux hommes semblent être assez proches l'un de l'autre, les motivations exactes demeurent obscures.

   Cupidité, complot ou arrogance, une autre version prétend que aprés avoir été moqué par Rikyû pour son goût rustre et prononcé pour le luxe extravagant, du haut de son autorité fondée sur la puissance, le Shogun se vengea de cet affront en exigeant le prix fort. C'est sur la base de cette situation et et de ces personnages réels que se développe cette fiction historique.
   Quatrième de couverture
   Non, Monsieur Rikyû (1522-1591) Grand Maître de thé issu du bouddhisme zen, n'est pas mort dans son lit! Il s'est fait hara-kiri à l'âge de soixante-neuf ans. Pourquoi s'est-il donné la mort? Un vieux moine, son disciple, tente d'élucider le mystère de ce suicide. Ce livre enquête nous projette dans le Japon de la fin du 16e et du début du 17e siècle. à cette époque, la cérémonie du thé était un acte grave, empreint d'exigences éthiques et politiques, prétexte parfois à des négociations secrètes.
   Le Maître de Thé est donc un roman d'initiation, de méditation, lyrique et sensuel à la fois. à travers la figure historique de Rikyû, Yasushi Inoué (1907-1991) dresse le portrait d'une génération hanté par la mort.
Bol chawan, raku rouge, Japon, XVIIe siècle
© Musée Guimet, Paris,dist. RMN-Grand Palais
Benjamin Soligny / Raphaël Chipaul

   Cette tradition de thé simple, le chanoyu ou sadō dont il est question dans le roman peut s'illustrer aussi dans le terme "wabi-sabi" qui peut se comprendre comme un concept d'occultement dans les apparences de la véritable valeur d'un objet en le présentant sous une forme plus brute ou simple, voire asymétrique. Biface; un côté extérieur (ou partie visible) présenté comme appauvrit, dénudé, sobre; un côté intérieur (ou partie cachée) est en réalité enrichi, décoré, ornementé. cette approche convient à une cérémonie du thé simple dont la pratique requiert un certain dépouillement aussi bien dans le protocole que dans le mobilier de la cérémonie: salle confinée et dépouillée et ustensiles réduits à leur pus simple expression. les véritables significations et valeurs résident dans le geste du maître de cérémonie, dans le bois de la spatule, la signification du kakemono, ou la céramique du bol dont il ne faut pas se laisser méprendre par les formes d'apparences parfois grossières.
   En relation, parfois, un japonais dira qu'une chose est "omomuki" (趣) lorsqu'elle parait appauvrie et esseulée mais que cette chose génère tout de même chez l'individu un sentiment relatif à la mélancolie.

   Le roman se présente sous la forme d'une forme de mémoire tenu par le moine Honkakubô, adepte du maître Sen no Rikyū, qui s'interroge longuement sur la signification du geste de son maître. En fait, cette réflexion est le corps du texte qui, étalé sur une trentaine d'année après les faits, expose le développement de cette compréhension grâce à divers et successifs entretiens avec d'autres adeptes de la voie du thé.
   « Je crois bien qu'en vingt ans, depuis notre séparation, je ne m'étais jamais tenu dans une position aussi correcte face à mon Maître que ce soir-là. C'est alors que j'ai entendu sa voix venue me réconforter:»
   « Si tu n'arrives pas à le dire avec des mots, n'en parle pas: ce n'est pas grave...»
   « Et cette voix je ne l'ai pas entendue une mais vingt, cent fois! Je n'ai rien répondu à cette phrase qui revenait comme une litanie; je suis resté simplement là, tranquillement, attendant l'aube, le cœur serré.»
   Condamné au suicide, Sen no Rikyū aurait pu se sauver, tous les interlocuteurs semblent être en convenance sur ce point; peut-être même le Shogun est il intervenu pour tenter d'empêcher l'exécution de la sentence. Pourtant le maître ne l'a pas fait.

   En écoutant et se confrontant aux visions et discours alternatifs des adeptes de la voie du thé, en recherchant par la méditation le contact avec le fantôme de son maître défunt, le moine construit peu à peu son interprétation de l'acte.
Bol à thé, grès, (1573 – 1603)
Musée des Arts asiatiques – Guimet
© RMN / B. Soligny / R. Chipault

   La voie du thé et la mort sont elles à ce point inextricablement liées ?
   « Puis, après avoir réfléchi, il ajouta:»
   « Sôji, M. Rikyû et M. Oribe se sont tous trois donnés la mort. Être un homme de thé est bien embarrassant: ils se suicident tous dès qu'ils atteignent un certain niveau... Comme s'il fallait absolument se donner la mort pour devenir un homme de thé! Mais à présent, je n'en vois plus aucun susceptible de le faire. N'est-ce pas? Vous voyez quelqu'un? Ne vous inquiétez pas: moi, je ne me tuerai pas! il est nul besoin de s'ouvrir le ventre pour être un homme de thé!»
   « J'avais laissé passer l'occasion de répondre et je ne pouvais plus intervenir: il ne me restait plus qu'à me taire.»
   Lorsque Sen no Rikyū opposa à Toyotomi Hideyoshi la nature qu'il prétendait comme supérieure de son pouvoir des choses abstraites que son art, le sadō, lui avait procuré, il opposait également sa position d'héritier à celle du parvenu en jouant sur la différence de capital symbolique en tentant une hiérarchisation des valeurs, et ce en défaveur de son seigneur. Cer dernier s'en irrita fortement et voulu donc faire la démonstration de la véritable supériorité de son pouvoir en lui ordonnant le suicide.
   Pragmatiquement, le Shogun apparaît comme ayant vaincu, comme étant plus puissant car ayant droit de vie et de mort sur quiconque; voire pouvant commander à un tel de mettre fin à ses jours. Et en énonçant "Le néant n'anéantit rien; c'est la mort qui abolit tout", Sen no Rikyū semble également reconnaître cette supériorité.
Pourtant, l'auteur, Yasushi Inoué, donne une telle profondeur et gravité à la détermination du Maître de Thé à mourir et faire de la voie du thé une voie implacable qu'il semble qu'il cherche à faire s'inverser cette apparente hiérarchie ainsi que les positions actifs-passif dans cette marche funèbre en donnant une aspect solennel dans l'Attitude de Sen no Rikyū. En acceptant sa mort, en s'y rendant résolument sans détournement et en imprégnant la cérémonie du thé, quelque part il vainc le Shogun à son propre jeu.

   Sans être sinistre ou ténébreux, le roman prend une inspiration mystique empruntée à la sévérité et à la solennité de la cérémonie du thé. Il propose au lecteur ni une enquête policière ni une eulogie apologétique, mais davantage une initiation lente et pénétrante à la compréhension de l'Autre. Si le label de 'maître de thé' peut donner une image idéalisée et cristallisée des personnages qui portent ce titre, ceux-ci aussi peuvent être faillibles; et face à une décision et à un acte qui, sans être irrationnels, échappent à la compréhension immédiate, le cheminement intellectuel et sentimental fraie sa voie avec patience et abnégation, jusqu'à l'illumination, à la manière de l'adepte bouddhiste.


Le Maître de Thé, Yasushi Inoué
本覚坊遺文 Honkakubô Ibun, 井上靖

Shogun et Thé
Éd. Stock Coll Livre de de Poche biblio roman, France, 1999
ISBN 9782253933243



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